Briseuse de sorts pour Gringotts, cinq longues années. Enfin, trois, Chiara s’est miraculeusement fait sa place en troisième année. Elle galère. Déjà à Salem, elle galérait, tellement qu’elle a dû redoubler sa septième année afin d’obtenir de meilleurs résultats aux ASPIC – ça l’a tellement saoulé que, par pur esprit de contradiction, à sa deuxième tentative elle a grappillé des E et des O un peu partout. Depuis, son truc, c’est de ne rien foutre de toute l’année, de collectionner les sales notes, et à la fin de l’année seulement elle se défonce. Les défenses contre les forces du mal, sa seule « facilité » ; l’art du combat magique, son – deuxième – talent caché ; les métamorphoses et les sortilèges, ses deux cauchemars au quotidien. Enfin, plus que trois ans, et elle voyagera.

Chiara revient de sa deuxième année à Salem.

Tout autour d’elle, ça parle, ça rit en espagnol, ça lui fait bizarre après avoir passé un an à balbutier en un anglais maladroit quoique rythmé par les inflexions de ta langue natale. Garés, ses parents l’attendent dans la petite voiture rouge – des années plus tard, il lui suffit d’en voir une semblable pour penser à ces étés adorés ainsi qu’un orphelin chérirait les rares moments partagés avec son papa et sa maman. Le pas de la jeune fille s’accélère, derrière elle les roues de son énorme valises grondent leur mécontentement contre le gravier, le couple sort et s’avance vers elle.

« Oh mon bébé qu’est-ce que tu m’as manqué ! s’écrie sa mère en la serrant contre sa poitrine.
- Oui m’man, toi aussi tu m’as manqué... »

Derrière elles, le seul homme de la toute petite famille esquisse un sourire. Un baiser sur le haut du crâne et un « Bentornato, mia bella figlia sont sa manière à lui, plus réservée, de retrouver enfin son enfant.

Vingt minutes plus tard, Chiara franchit le pas de la porte – de sa maison – pour la première fois en six mois. Elle abandonne sa valise dans l’entrée, un sourire de bonheur naissant sur sa figure, et se précipite aussitôt vers le balcon. La capitale s’étend à perte de vue face à ses grands verts. Les immeubles s’élancent jusqu’à la voûte céleste, en chatouillant audacieusement le bleu lumineux ; tout en bas le trafic trace des lignes bigarrées comme des guirlandes entre les infrastructures et le joyeux brouhaha de toute cette vie qui ne s’essouffle jamais remonte en bourdonnement puissant mais incompréhensible. La blonde inspire profondément, s’accroche vivement à la rambarde.

Un flash.

Quelque chose de fulgurant, et qui se déroule pourtant au ralenti.

Marco et Giulia Sorabella discutent en buvant le café du matin. On dirait un de ces beaux dimanches dont ils profitent tous les deux pour se lever tôt et s’accorder la matinée à eux deux – tandis que leur paresseuse de fille joue les Talia dans sa chambre. Le brun basané aux allures d’ours grommelle, avachi sur l’une des chaises entourant la petite table, il tarde à se réveiller tout à fait sous le regard amusé de son épouse, la petite blonde dont l’œil étincelle déjà de joie alors qu’elle s’agite dans tous les sens en racontant son rêve farfelu de la nuit. Un mouvement de bras trop brusque bouscule le pot de myosotis dangereusement posé sur la rambarde.

« Oh mince alors ! qu’est-ce que je peux être maladroite... »

Couleurs fades, voix étouffées, contours flous... C’est comme si elle coulait de plus en plus profondément dans l’océan et qu’elle fixait obstinément une quelconque scène là-haut au travers de l’eau.

Chiara secoue la tête.

N’importe quoi.


« T’es sûre que tu n’as aucun moyen de... de voir ? si...
- Non, aucun. Je pourrais passer ma vie à toucher tous les trucs qui ont un rapport avec lui ou toi, et peut-être que l’un de ces trucs me dirait si vous êtes destinés à finir ensemble, et peut-être pas. »

Chiara arrache sèchement ses mains à celles de la rouquine qui croyait trouver chez-elle l’oracle favorable à son amour. « Dans le doute, renchérit-elle, j’ai vraiment pas envie de perdre mon temps à tripoter vos petites affaires à tous les deux. » Là-dessus, elle se lève et quitte la salle commune sous le regard abasourdi de l’autre. Sans même y penser elle sait où elle se dirige. Toilettes du troisième étage, évitées de la masse étudiante car réputées pour être hantées par Abigail Williams. Elle ouvre la porte d’un coup de pied et se perche sur l’un des lavabos, extirpant aussitôt de la poche de son uniforme un joint. Malgré l’agacement que lui inspirent ces occasionnelles demandes – il faut bien qu’au moins une fois par mois, quelqu’un la confonde avec un genre de madame Irma –, c’est avec un mince sourire qu’elle l’allume. Enfin, après tous ce temps d’entraînement plus ou moins assidu, l’Italienne commence à acquérir un certain contrôle de son don.

Les sorciers parlent de « troisième œil », sa mère emploie plutôt le terme de « clairvoyance ». Vivre, en son esprit, des moments déjà vécus ou qui doivent encore être vécus rien qu’en touchant un objet, n’importe quel objet... Il y a quelque chose de fascinant dans tous ces fragments de vie parfois essentiels, parfois insignifiants, qu’elle collecte silencieusement. Ces visions qui la surprennent toujours dans les instants les plus singuliers, et les moins importuns – alors qu’elle ondule contre un beau jeune homme de Buenos Aires, alors qu’elle voulait juste fumer tranquillement son joint avant de retourner en cours – comme si elles n’existaient que pour lui rappeler qu’au-delà des soirées, et de l’alcool, et des drogues, et des sales notes, et des coups d’un soir... il y a la vie.


Les bâtons d’encens tibétain, se consumant lentement, embaument le salon de leurs effluves capiteux tandis que les volutes, laiteuses jusque dans leurs sinuosités, ondulent et s’estompent partout dans la pièce, comme si quelqu’un frottait du doigt pour créer une brume d’odeurs. Les yeux fermés, assise à même le sol, Chiara s’efforce de suivre les instructions de sa mère.

« Tu dois vider ton esprit, mia cara. Et pour ça, tu dois perdre le contrôle de tes pensées, laisser tes pensées te guider jusqu’à ce qu’elles te mènent au point final. Concentre-toi sur la musique. »

Sonorités orientales. Et soudainement la jeune fille s’imagine avec un réalisme troublant en plein milieu du Sahara. Les éclats brûlants d’un soleil couchant éclaboussent les dunes d’ombres et de lumières, creusant si bien la profondeur de leurs courbes que certaines deviennent des vagues de sable qui s’apprêtaient à s’effondrer avant que le temps ne s’arrête. Elle tend l’oreille. Le vent, aride et irrégulier, porte des tas de murmures. Des secrets, des joies et des malheurs, des incertitudes et des convictions. Au loin, dans le mordoré du crépuscule, se découpent en ombres noires d’encre les silhouettes de caravaniers traversant silencieusement le désert. Elle se demande si elle devrait les suivre. Non, ce serait inutile. Marcher, ça vaut mieux. Juste marcher, sentir son pied s’enfoncer dans le sable à chaque pas, marcher vers le soleil, vers l’horizon, marcher sans destination...

Le vent se tait.

Chiara ouvre les yeux.

« Je vais me coucher. »

Sans demander son reste, elle se relève et se dirige vers sa chambre d’un air absent. Giulia esquisse un sourire énigmatique, « Bonne nuit... » qu’elle chuchote fièrement au passage de sa fille. Cette dernière opine du chef, referme la porte derrière elle. A peine si elle se change, se contentant en fait de se déshabiller et de se coucher seulement vêtue de sa culotte. Aussitôt Chiara s’endort.

« Oui, Francesca ! puisque je te le dis ! »

Sa mère, ce terrible concentré de joie et d’amour de la vie, jubile au téléphone sans prêter aux regards agacés de pauvres gens qui souhaiteraient faire leurs courses en paix. Surtout à cette heure – huit heures cinquante-six, affiche l’horloge digitale du magasin. Facile de deviner qu’il s’agit du lendemain, et que la femme raconte avec toute sa maternelle fierté que « Chiara, oui, ma fille, ta nièce, maîtrise enfin son don ! Oui, je pense qu’elle sait provoquer des rêves prémonitoires maintenant ! ». Les moldus autour d’elle la croient folle, à en juger les œillades mi-soucieuses mi-méprisantes qu’ils lui adressent en passant. Et puis elle paye distraitement à la caisse, tout en continuant de s’émerveiller au téléphone, elle en manque même d’oublier ses courses.

Deux minutes plus tard, c’est de regarder à droite et à gauche qu’elle oublie.

« Chiara ! Chiara, réveille-toi ! »

L’adolescente se redresse brutalement, l’air affolé. Elle regarde partout autour d’elle, voit finalement son père penché au-dessus d’elle. Il a l’air inquiet, papa, comme s’il réprimait... une grande peur ? un incommensurable désespoir ? Huit heures cinquante-six.

« ... Il est quelle heure ?
- Chiara, il faut que tu lèves et que tu t’habilles vite...
- Il est quelle heure ?!
- ... je viens d’avoir un appel de...
- Il est quelle heure, putain ?! »

Sous le regard hagard de son parent, la blonde se tourne dans tous les sens, s’agite vivement jusqu’à retrouver son portable.

Neuf heures quarante-quatre.


uc