J'ai envie de râler. J'ai envie de dire à papounet chéri qu'il peut se le carrer où je pense son trésor, que je suis fatigué, que j'aime pas suer comme un boeuf sous trois tonnes de paquetage, que ça doit faire mille sept cent cinquante-huit fois que mon bras gauche se fait attaquer par des moustiques gros comme mon auriculaires et que j'ai FAIM. Mais je me tais. Parce qu'une fois qu'on sera arrivé, je suis certain que ce sera cool, que je vais m'éclater à décrypter tout et n'importe quoi, et que mon estomac ce sera tu. Non mais oui, j'en suis sûr. Mais en attendant, un autre mosquito vient de me bouffer la peau. Ouais je parle la langue locale, enfin je baragouine un peu d'espagnol. A moins qu'on ait dépassé la frontière colombienne et qu'on soit arrivé au Brésil. Dans ce cas ce moustique... Enfin, on s'en fiche. Faudrait que j'arrête de réfléchir quand je m'ennuie, ça devient juste n'importe quoi.

Le must du must, c'est que je suis sûr que c'est pas la première fois qu'on fiche les pieds ici. J'ai l'impression qu'on tourne en rond. Et ça, mes petits petons engoncés dans des chaussures horriblement lourdes apprécient moyen. Surtout  quand je dois marcher toutes les deux secondes sur trois tonnes d'insectes pour éviter qu'il me grimpent dessus. Non pas que j'ai une phobie particulière hein ! Juste... j'aime pas qu'on me prenne pour de la bouffe, normal non ? Y'a tellement de bestioles que je me demande comment les populations locales, encore bien reculées au fin fond de la forêt, peuvent vivre tout nus. Sérieusement, comment ils font ? Leur sang contient un anti-insectes puissant, un truc du genre ? Eh, moi aussi j'en veux les mecs, partagez, soyez cools !

Non. Sérieusement. Il faut que je me taise, même intérieurement.
J'accueille avec bienvenue la décision de papa que j'aime à la folie de s'arrêter -vu comment mon bras a changé de couleur au rythme où je le gratte, je pense qu'il a eu pitié de moi. Je suis encore plus heureux quand ils se décident de la jouer duo de choc avec Aleksy et d'aller vérifier les environs. Non, mais vous comprenez, moi, c'est pas mon truc de partir en éclaireur. Je préfère attendre à l'arrière et voir ce que ça donne. Je tiens à mes membres, mes cheveux, mes orteils, ou toute autre partie de mon anatomie. Chez les ancien Chinois, la tradition, c'est qu'ils meurent enterrés en entier, et disons que j'ai la même philosophie. Je ne suis pas Chinois, et je crois que je ne partage pas un gène avec les asiatiques, mais là n'est pas la question voulez-vous.
Moi j'aime bien me mettre dans un coin, tranquille, avec un bouquin, et lire, AU CALME alors que les autres y vont à la Idiana Jones. Même si, dans un coin paumé de la plus grande forêt du monde -5,5 millions de km² précisément - avec je ne sais combien d'espèces vivantes qui grouillent autrour de vous n'est pas vraiment la même définition du calme. On fait avec les moyens du bords, hein !

Donc voilà. Ca fait deux heures que les deux grands sauvages sont partis et qu'on surveille le camp avec Emy. Oh, moi, ça me va, pensez-vous ! J'ai un bouquin de runes à déchiffrer pour m'entraîner, que du bonheur ! Oui, je sais, on n'a pas vraiment la même définition là encore. Une définition que je ne partage pas avec la rouquine qui me sert de frangine non plus.

– Je m'ennuie !!

Je reste impassible, tournant une page et attaquant la suivante en reconnaissant quelques symboles. De toute façon, Emy passe sa vie à s'ennuyer, rien de bien inquiétant. J'ignore volontairement le coup de machette qu'elle balance dans un pauvre bananier rose qui n'avait rien demandé à personne. Génial, elle vient de libérer des sucs, et ça va attirer plein de trucs bien râgoutants... Comme si on en avait besoin, Emy ! Je soupire discrètement en griffonant sur mon morceau de papier.

– Je m'ennuie j'ai dit ! Viens on va faire un tour.

L'ignorer. Elle va venir se rasseoir toute seule et redevenir bien sage. Ne pas la regarder.

– Allez Morgan !

Ne pas céder au chantage affectif de la princesse Lily dans son plus grand rôle. Avec cet air de chien battu. Ooooh je le connais par coeur cet air. Je l'ai tellement vu, et subi, et...
... Mon plan risque de ne pas marcher : je l'entends s'éloigner.

– Je vais juste faire un tour, je reviens.

Ce qu'elle est têtue, cte gosse ! Il a dû lui arriver un truc à la naissance, je sais pas ! Pourtant j'y étais hein ! Mais... comment elle pouvait être...
Mais c'est qu'en plus elle ne revient pas, ce chameau ! Je lève enfin les yeux de mon gros livre poussièreux -enfin, anciennement poussièreux, avec le transport... okay, j'me tais- pour voir qu'elle a bel et bien disparu. En me laissant planté comme un c*n, tout seul à surveiller le campement.

– Emy, tu te fous de moi, reviens !

Autant faire pipi dans un violon, comme dirait l'autre. Je n'entends pas ses pas qui reviennent. Est-ce qu'elle m'a entendu, au moins, cette fracassée du cerveau ? Peut-être. Est-ce qu'elle me répondrait ? Non. Faut pas rêver.

Je me lève de mon bureau de travail de fortune - à savoir, un morceau d'arbre à peu près stable sur lequel les bestioles restent en nombre limité -, range mon barda et vais pour emprunter la direction qu'elle a prise. Elle sait bien qu'il ne faut jamais partir dans la nature comme ça, cette idiote, et elle le fait ! Je vous jure... Un jour je me ferais bouffer par une araignée géante comme ça. Ou un Basilic. Ou un chien à trois têtes. Ou bien par un Détraqueur. Ou... non je vais arrêter la liste, ou je vais me faire peur à moi-même. Parce que non, j'ai pas peur... Non, pas du tout ! Si je la suis, c'est avant tout pour sa sécurité. C'est elle, la benjamine.

– Emy ! Où t'es ?

J'évite d'ajouter de joyeux petits mots doux qui me viennent à l'esprit pour augmenter mes chances de réponses. Même si elle serait plus susceptible de me répondre si je lui balançai un mot tendre... Je me bats contre quelques lianes, éloigne quelques mosquitos de ma fragile peau et enfin, enfin, je repère sa tignasse rousse même pas coiffée.

– Eh, cinglée, tu sais que c'est dangereux de partir toute seule ? Tu veux vraiment finir en pâture aux saloperies de cette forêt ?

J'arrive à sa hauteur et tire une mèche de ses cheveux, plus ou moins gentiment.

– Remarque, vu comment t'es, ils risquent de pas apprécier ta viande. Sinon, tu comptes aller jusqu'où comme ça ? Au cas où tu l'as pas remarqué, papa et Aleksy sont partis dans la direction opposée, si jamais on finit par se perdre, on a aucune chance de leur tomber dessus... Non, toujours motivée pour ta petite balade de santé ?

Moi, parler beaucoup ? Pas du tout. Suuuuurtout pas dans ce genre de situation. Non mais se paumer dans la forêt amazonienne, alors que sa frangine est une fille et donc n'a par essence aucune notion de l'orientation, et qu'on a envie de finir sa vie enterré en entier, c'est pas stressant comme contexte !